原文<br/>    II. Le Confiteor de l’artiste<br/><br/>   Que les fins de journées d'automne sont pénétrantes ! Ah ! pénétrantes jusqu'à la douleur ! car il est de certaines sensations délicieuses dont le vague n'exclut pas l'intensité; et il n'est pas de pointe plus acérée que celle de l'Infini.  <br/>  Grand délice que celui de noyer son regard dans l'immensité du ciel et de la mer ! <br/>Solitude, silence, incomparable chasteté de l'azur ! une petite voile frissonnante à l'horizon, et qui par sa petitesse et son isolement imite mon irrémédiable existence, mélodie monotone de la houle, toutes ces choses pensent par moi, ou je pense par elles (car dans la grandeur de la rêverie, le moi se perd vite !); elles pensent, dis-je, mais musicalement et pittoresquement, sans arguties, sans syllogismes, sans déductions.  <br/>  Toutefois, ces pensées, qu'elles sortent de moi ou s'élancent des choses, deviennent <br/>bientôt trop intenses. L'énergie dans la volupté crée un malaise et une souffrance positive. Mes nerfs trop tendus ne donnent plus que des vibrations criardes et douloureuses.  <br/>  Et maintenant la profondeur du ciel me consterne, sa limpidité m'exaspère. <br/>L'insensibilité de la mer, l'immuabilité du spectacle me révoltent... Ah ! faut-il éternellement souffrir, ou fuir éternellement le beau ?  <br/>  Nature, enchanteresse sans pitié, rivale toujours victorieuse, laisse-moi ! Cesse de tenter mes désirs et mon orgueil ! L'étude du beau est un duel où l'artiste crie de frayeur avant d'être vaincu. <br/><br/>XXXV. Les fenêtres <br/> <br/>   Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n'est pas d'objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu'une fenêtre éclairée d'une chandelle. Ce qu'on peut voir au soleil est toujours moins intéressant que ce qui se passe derrière une vitre. Dans ce trou noir ou lumineux vit la vie, rêve la vie, souffre la vie.  <br/>  Par delà des vagues de toits, j'aperçois une femme mûre, ridée déjà, pauvre, toujours <br/>penchée sur quelque chose, et qui ne sort jamais. Avec son visage, avec son vêtement, avec son geste, avec presque rien, j'ai refait l'histoire de cette femme, ou plutôt sa légende, et quelquefois je me la raconte à moi-même en pleurant.  <br/>  Si c'eût été un pauvre vieux homme, j'aurais refait la sienne tout aussi aisément. <br/>   Et je me couche, fier d'avoir vécu et souffert dans d'autres que moi-même.  <br/>  Peut-être me direz-vous: « Es-tu sûr que cette légende soit la vraie ? » Qu'importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m'a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis? <br/><br/><br/>        XLIX. Assommons les pauvres !<br/><br/>  Pendant quinze jours je m'étais confiné dans ma chambre, et je m'étais entouré des livres à la mode dans ce temps-là (il y a seize ou dix-sept ans); je veux parler des livres où il est traité de l'art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures. J'avais donc digéré, -- avalé, veux-je dire, -- toutes les élucubrations de tous ces entrepreneurs de bonheur public, -- de ceux qui conseillent à tous les pauvres de se faire esclaves, et de ceux qui leur persuadent qu'ils sont tous des rois détrônés. -- On ne trouvera pas surprenant que je fusse alors dans un état d’esprit avoisinant le vertige ou la stupidité.  <br/>  Il m'avait semblé seulement que je sentais, confiné au fond de mon intellect, le germe obscur d'une idée supérieure à toutes les formules de bonne femme dont j'avais récemment parcouru le dictionnaire. Mais ce n'était que l'idée d'une idée, quelque chose d'infiniment vague.  <br/>  Et je sortis avec une grande soif. Car le goût passionné des mauvaises lectures engendre un besoin proportionnel du grand air et des rafraîchissants.  <br/>  Comme j'allais entrer dans un cabaret, un mendiant me tendit son chapeau, avec un de ces regards inoubliables qui culbuteraient les trônes, si l'esprit remuait la matière, et si l’œil d'un magnétiseur faisait mûrir les raisins.  <br/>  En même temps, j'entendis une voix qui chuchotait à mon oreille, une voix que je <br/>reconnus bien; c'était celle d'un bon Ange, ou d'un bon Démon, qui m'accompagne partout. Puisque Socrate avait son bon Démon, pourquoi n'aurais-je pas mon bon Ange, et pourquoi n'aurais-je pas l'honneur, comme Socrate, d'obtenir mon brevet de folie, signé du subtil Lélut et du bien-avisé Baillarger ? <br/>  Il existe cette différence entre le Démon de Socrate et le mien, que celui de Socrate ne se manifestait à lui que pour défendre, avertir, empêcher, et que le mien daigne conseiller, suggérer, persuader. Ce pauvre Socrate n'avait qu'un Démon prohibiteur; le mien est un grand affirmateur, le mien est un Démon d'action, un Démon de combat.  <br/>  Or, sa voix me chuchotait ceci: « Celui-là seul est l'égal d'un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir. »  <br/>  Immédiatement, je sautai sur mon mendiant. D'un seul coup de poing, je lui bouchai un oeil, qui devint, en une seconde, gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles à lui briser deux dents, et comme je ne me sentais pas assez fort, étant né délicat et m'étant peu exercé à la boxe, pour assommer rapidement ce vieillard, je le saisis d'une main par le collet de son habit, de l'autre, je l'empoignai à la gorge, et je me mis à lui secouer vigoureusement la tête contre un mur. Je dois avouer que j'avais réalablement inspecté les environs d'un coup d’œil, et que j'avais vérifié que dans cette banlieue déserte je me trouvais, pour un assez long temps, hors de la portée de tout agent de police.  <br/>  Ayant ensuite, par un coup de pied lancé dans le dos, assez énergique pour briser les <br/>omoplates, terrassé ce sexagénaire affaibli, je me saisis d'une grosse branche d'arbre qui traînait à terre, et je le battis avec l'énergie obstinée des cuisiniers qui veulent attendrir un beefsteak.<br/>  Tout à coup, -- ô miracle ! ô jouissance du philosophe qui vérifie l'excellence de sa théorie! -- je vis cette antique carcasse se retourner, se redresser avec une énergie que je n'aurais jamais soupçonnée dans une machine si singulièrement détraquée, et, avec un regard de haine qui me parut de bon augure, le malandrin décrépit se jeta sur moi, me pocha les deux yeux, me cassa quatre dents, et avec la même branche d'arbre me battit dru comme plâtre. -- Par mon énergique médication, je lui avais donc rendu l'orgueil et la vie.  <br/>  Alors, je lui fis force signes pour lui faire comprendre que je considérais la discussion comme finie; et me relevant avec la satisfaction d'un sophiste du Portique, je lui dis: « Monsieur, vous êtes mon égal ! veuillez me faire l'honneur de partager avec moi ma bourse; et souvenez-vous, si vous êtes réellement philanthrope, qu'il faut appliquer à tous vos confrères, quand ils vous demanderont l'aumône, la théorie que j'ai eu la douleur d'essayer sur votre dos. »  <br/>  Il m'a bien juré qu'il avait compris ma théorie, et qu'il obéirait à mes conseils.  <br/>  Qu’en dis-tu, citoyen Proudhon ?<br/><br/> |